Ethiopie : comment comprendre ce qu’il s’y passe ?
Point de vue
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Pour qui parcoure les réseaux sociaux africains, notamment ceux dits conscients, pas de doute, la situation actuelle en Ethiopie inquiète et exaspère. « Vraiment nous Africains ! » « Le problème du Noir c’est le Noir ! » « Qu’ils sont bêtes, pourquoi font-ils ça ! » sont quelques-uns des commentaires sur lesquels on peut tomber face aux revendications sécessionnistes qui traversent le pays.
Sans m’ériger en analyste politique ni spécialiste, voici résumé brièvement le contexte. Est-il possible de lire ce qu’il se passe actuellement sans se renseigner à minima sur le contexte socio-politique, mais aussi socio-ethnique ? Pour ma part, la réponse était non.
L’Ethiopie, une mosaïque de peuples et des tensions ethniques latentes
L’Ethiopie compte plusieurs peuples dont les principaux en terme numérique sont les Oromo. Ils se sont toujours dits discriminés et ce, depuis l’époque de l’empereur. De même, Addis-Abeba, capitale fédérale, dispose d’un statut spécial et fait régulièrement l’objet de griefs des Oromo, qui s’en estiment écartés. Or, Addis-Abeba est situé en plein cœur du territoire Oromia.
Abyi Ahmed, l’actuel chef du gouvernement fédéral, est premier Oromo à être Premier ministre. Il a aussi la particularité d’être un métis culturel et issu d’un milieu religieux mixte. Son père, Oromo, était musulman. Sa mère, chrétienne, est d’origine Amhara. Ces derniers constituent la deuxième ethnie de l’Ethiopie.
A côté de ces deux principales ethnies, il y en Ethiopie une autre palette de peuples, dont les Tigréens. Quoique minoritaires (6%), leur puissance ens l’Ethiopie s’est notamment manifestés par leur forte influence au sein du pouvoir fédéral, depuis la chute de Mengistu. En effet, le Front de libération des peuples du Tigré (TPLF) régnait jusque-là sur la coalition qui avait renversé l’ancien chef du Derg, pouvoir militaire ayant provoqué la chute du Negus Hailé Selassié.
Erythrée et Tigré, deux alliés devenus ennemis ?
Samedi 14 novembre, dix jours après l’offensive d’Addis-Abeba au Tigré, la capitale de l’Erythrée a été plongée dans le noir. La cause, des tirs de roquettes revendiqués par le Tigré dimanche. Selon Debretsion Gebremichael président de la région du Tigré, ces tirs sont légitimes. En effet, le Tigré accuse l’Erythrée de permettre à l’armée fédérale éthiopienne, d’utiliser l’aéroport d’Asmara. Ce qui permet à Addis-Abeba de bombarder le Tigré. Pour Mekele, bombarder en retour Asmara s’inscrit dans un acte de défense contre une agression. Les accusations de Mekele sont démenties par Asmara, qui réfute toute implication dans ce conflit.
Pourtant, Tigréens et Erythréens furent d’anciens alliés lors de la chute de Mengistu. Ce dernier, au pouvoir à travers le Derg (gouvernement dirigé par la junte militaires ayant renversé l’empereur Hailé Selassié en 1974), sera à son tour emporté en 1991. C’est notamment la conjonction des forces érythréennes réunies au sein du FPLE (Front populaire de libération de l’Erythrée) et du TPLF (Front de libération des peuples du Tigré) qui mettront fin au régime de Mengistu.
L’Erythrée a fini par obtenir son indépendance en 1993, après plus de trente ans d’une longue guerre de sécession. Et s’il y a un ancien allié avec qui le pouvoir d’Asmara garde aujourd’hui des relations tendues, c’est bien le Front de libération des peuples du Tigré (TPLF). Pour comprendre, en 1998 lorsqu’éclate un conflit armé entre Asmara et l’Ethiopie, c’est le TPLF qui a la main mise à Addis-Abeba. C’est en effet le poids lourd de la coalition qui gouverne dans la capitale fédérale. Le conflit sera particulièrement sanglant, avec des dizaines de milliers de morts des deux côtés. Le conflit s’arrête en 2000 avec la signature d’un accord de paix, mais les deux alliés d’hier, en gardent des séquelles.
Abyi Ahmed et la perte d’influence du TPLF au sein de la coalition au pouvoir
Il aura fallu l’arrivée d’Abyi Ahmed en 2018, pour voir un accord de paix conclu entre Addis-Abeba et Asmara. D’abord mis à la tête de l’Organisation démocratique des peuples Oromo (OPDO), Abyi Ahmed est porté à la direction du parti au pouvoir en 2018, consacrant l’arrivée d’un Oromo à la tête du pays.
Très vite, il entame une politique d’ouverture et d’apaisement tant interne, qu’avec l’Erythrée voisine. Le 9 juillet 2018, le président érythréen Isaias Afwerki et le Premier ministre éthiopien officialisent la fin de la guerre entre les deux pays.
Notion importante à retenir, le pouvoir fédéral était jusque-là dominé par la coalition FDRPE (Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien). Celle-ci regroupait plusieurs partis politiques dont les 4 principaux issus de la rébellion :
- le Front de libération du peuple du Tigré (FLPT),
- l’Organisation démocratique des peuples Oromo (ODPO),
- le Mouvement national démocratique Amhara (MNDA) ,
- et le Mouvement démocratique des peuples du sud de l’Éthiopie (MDPSE).
Réunification de tous les partis politiques en un
Fin 2019, Abyi Ahmed fonde le Parti de la prospérité, qui unifie presque tous les partis de la coalition ainsi que les partis d’opposition de moindre importance. Mais, le TPLF ne rejoindra pas le nouveau parti unique.
Pour comprendre l’attitude du TPLF, ce parti fortement militarisé luttait déjà contre le Derg depuis les années 70, avant de faire alliance avec d’autres mouvements rebelles, notamment le FLPE. En rejoignant la coalition, le TPLF renonçait en même temps à ses revendications d’indépendance, mais celles-ci existaient déjà. Se sont-elles réveillées face à la perte progressive d’influence des Tigréens au sein de la coalition ? Sans doute.
Comme les Oromo ou d’autres groupes, les Tigréens ont à leur tour énoncé des griefs portant sur leur stigmatisation présumée. Août 2020, le Tigré va organiser des élections régionales contre l’avis du pouvoir fédéral. Pour le Tigré, ces élections étaient nécessaires, le mandat d’Abyi Ahmed arrivant à sa fin. Mekele estimait devoir agir pour éviter un vide juridique. Mais pour Addis-Abeba, les élections avaient été reportées du fait de la crise du coronavirus. Et depuis la tenue de ces élections par Mekele, les rapports entre le Tigré et Addis-Abeba ont rapidement dégénéré. Depuis le 4 novembre, le Premier ministre a placé la région en état d’urgence. Le gouvernement fédéral éthiopien a aussi engagé des opérations militaires au Tigré, accusant le TPLF d’avoir attaqué des bases militaires fédérales.
L’opposition du TPLF, transformée depuis novembre en conflit armé, n’est pas la seule à laquelle a dû faire face Abyi Ahmed. Dans son propre groupe ethnique, de plus en plus d’Oromo ont rapidement manifesté leur déception, deux ans après son arrivée au pouvoir. Et toujours au cœur de cette contestation, la ville d’Addis-Abeba et la question foncière. Pourtant majoritaires en Ethiopie, les Oromos dénoncent l’accaparement de leurs terres depuis des décennies par les différents pouvoirs, ainsi que leur mise à l’écart depuis le temps du Négus.
Un Premier ministre prix Nobel de la Paix, mais devant composer avec la déception d’une partie des Oromo
Avec l’arrivée d’Abyi Ahmed il y a deux ans et sa politique d’ouverture, le TPLF s’est plaint de perdre peu à peu de son influence au profit des autres groupes. Au même moment, les contestations des Oromo se font régulièrement entendre. Nombre d’entre eux reprochent au Premier ministre de ne pas assez défendre sa communauté Oromo. Parmi eux, le magnat des médias Jawar Mohammed. Ex-allié d’Abyi Ahmed, il a finit par s’en écarter, s’opposant ensuite frontalement à lui.
29 juin 2020, la mort d’Hachalu Hundesa, chanteur engagé d’origine Oromo, a entrainé plus de 200 morts dans des violences à caractère ethnique. Parmi les causes, le lieu d’enterrement du chanteur. Les siens auraient voulu qu’ils soient enterrés à Addis-Abeba, situé en Oromia, mais dont les Oromo se disent culturellement et économiquement exclus.
Refus du pouvoir, finalement, Hachalu Hundessa finira par être enterré dans sa ville natale d’Ambo, à une centaine de km d’Addis-Abeba, sous forte présence policière pour dissuader la foule. Au cœur de la contestation pour qu’Hachalu Hundessa soit enterré à Addis-Abeba, Jawar Mohammed a fini par être incarcéré, comme d’autres leaders Oromo anti-Abyi Ahmed, comme Bekele Gerba.
Le GERD, barrage sur le Nil Bleu et l’opposition de l’Egypte et Soudan
C’est dans ce contexte ethnique fragile, que l’Ethiopie mène sa révolution économique, avec comme point d’orgue, la construction du barrage sur le Nil Bleu. Long de plus de 1,5 km, le Great Ethiopian Renaissance Dam (GERD) ou « Grand Barrage de la renaissance éthiopienne » a aussi eu le mérite de réconcilier les Ethiopiens au-delà des tensions ethniques latentes.
Pour le financer, et après la défection de nombreux bailleurs internationaux, l’Ethiopie fera appel à sa population via entre autres, des bons de financement.
Le GERD, dont la fin des constructions est prévu pour 2022, sera le plus grand barrage hydroélectrique d’Afrique. Pour Addis-Abeba, ce projet pharaonique est nécessaire pour faire définitivement décoller le pays sur le plan de son industrialisation. Il permettra à l’Ethiopie d’être autosuffisante en énergie hydroélectrique, mais aussi d’en exporter, vu les capacités de production du GERD, 6000 MW.
Mais, les voisins soudanais et égyptien ne voient pas d’un bon œil ce projet
Traversés par le Nil et y tirant une grande partie de leurs ressources en eau, les deux pays sont en négociations délicates avec l’Ethiopie sur ce sujet qui divise.
A noter enfin que la région de région de Benishangul-Gumuz où se trouve le GERD, est le terrain depuis quelques mois, d’attaques ciblées contre la population. Fin septembre 2020, la Commission éthiopienne des droits humains (EHRC) rapportait la mort de 15 civils. L’organisme public indépendant n’hésitait pas à parler de « assassinats ciblés » sans plus d’explications. Dimanche 15 novembre, l’EHRC a fait savoir que l’attaque d’un bus par des individus armés, avait fait 34 morts.
Le 4 novembre, les négociations tripartites Ethiopie, Soudan et Egypte ont été mises en pause par les trois parties. Selon un communiqué du ministère soudanais de l’Eau, aucun progrès notable n’a été trouvé pour la signature d’un accord satisfaisant pour toutes les parties. Egypte et Soudan souhaitent un accord contraignant surtout en ce qui concerne , l’Ethiopie non.©Minsilizanga.com